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« Unrueh » : une œuvre touchante et forte

Edition N°46 – 14 décembre 2022

« Unrueh » : une histoire de précision et d’anarchisme dans le vallon de Saint-Imier. (photo ldd)

Profitons de ce 18e épisode de notre série cinéma pour nous pencher sur le passé mouvementé et horloger de notre région. Une période surréaliste contée par le film suisse « Unrueh ». 

Productivité et précision sont maîtres mots à Saint-Imier au cours du 19e siècle. L’industrie de l’horlogerie y occupait déjà une place de choix, et il était difficile d’échapper aux fameuses montres à goussets et aux grosses horloges garnissant gares et usines. Il faut dire que là-bas, tout le monde remet les pendules à l’heure, au sens propre comme figuré. La police locale réajuste régulièrement les aiguilles des horloges réparties dans le village tandis que les insatiables contrôleurs vérifient inlassablement le travail fourni par les horlogers scotchés à leur atelier. Les affaires sont juteuses pour la fabrique, mais l’ambiance détendue n’est de loin pas au rendez-vous. Tout doit aller vite, et rapporter. C’est dans ce chaos fait de tic-tac et de cadrans qu’évolue Joséphine, jeune ouvrière dont la tâche principale consiste à fabriquer le surprenant, le capital, le fameux balancier de la montre. Et à l’extérieur de l’usine mais pas de l’intrigue, le Russe Pyotr Kropotkin débarque à Saint-Imier. Cartographe, il compte redessiner la région, bien que ses intérêts semblent davantage tournés vers l’anarchisme grandissant dans la cité imérienne. 

Ovni suisse 

En dépit de sa thématique qui risque de parler à toute personne ayant vécu dans le Jura bernois, « Unrueh » ne plaira forcément pas à tout le monde. Il s’agit là d’un objet cinématographique au style bien étrange et inhabituel. Si les quelques séquences d’horlogerie sont des pures merveilles sonores et visuelles, le réalisateur Cyril Schäublin concocte généralement des plans bizarres, cadrant ses personnages dans un coin de l’image, les cachant même totalement lors de certaines scènes. 

Un sentiment étrange s’en dégage, décuplé par une photographie soignée mais plate et des performances d’acteurs donnant l’impression que tout le monde joue faux. Des partis pris totalement volontaires mais qui contrastent fortement avec ce que l’on aurait l’habitude de voir en salle. Un véritable décalage… mais ne serait-ce justement pas cela le sens profond de « Unrueh » ? Aller à l’encontre d’un ordre prédéfini ? 

Savoir lâcher prise 

En français, « Unrueh » se traduit par « balancier », la pièce servant de régulateur de la marche du temps et responsable de la précision de la montre. Mais ce mot signifie aussi « agitation ». Cette même agitation qui nous ronge au quotidien, nous privant de la précieuse tranquillité. On obtient alors la clé du film de Cyril Schäublin. Plutôt que de nous conter la grande aventure horlogère dans un format biographique, le réalisateur s’intéresse aux conséquences d’une industrie aussi puissante : dépendance au temps, pression sur les employés, interdiction de vote ou encore rejet de toute forme d’idéologie, comme l’anarchisme. Ce dernier n’est d’ailleurs pas qu’un simple élément anodin venant rajouter quelques péripéties à l’histoire. Il démontre que des changements dans l’industrie de l’époque doivent être faits, que cela plaise ou non aux patrons capitalistes. A chacun de juger si un tel mouvement se justifie. Le fait est que dans ce film, il invite les personnages à commettre l’impensable : laisser de côté l’agitation du monde du travail pour se tourner ne serait-ce qu’un instant vers la tranquillité. En ce sens, « Unrueh » est une œuvre touchante et forte, malgré son étrangeté visuelle et narrative. Un mélange qui ne fonctionne pas toujours mais qui a le mérite de tenter quelque chose de nouveau. Une tentative nettement plus réussie que d’essayer de faire croire à un public du Jura bernois que l’intrigue du film se déroule bel et bien à Saint-Imier alors que les décors sont clairement ceux de Choindez. Alors, budget limité ou forme d’anarchisme cinématographique ? 

Louis Bögli 

« Unrueh »
Réalisation : Cyril Schäublin
Durée : 1 h 33
Pays : Suisse
Note : 3.5/5 

 

3 questions à … Mourad Allaf, Coresponsable de la programmation du Cinéma Palace, à Bévilard 

« Unrueh », un film taillé pour la région ? 

– Absolument. Le tissu industriel que l’on a aujourd’hui résonne de toute façon avec celui du 19e siècle, sans parler de tous les mouvements sociaux qui ont eu lieu durant cette même époque, l’anarchisme notamment. Il y a comme un effet de miroir avec le présent et le passé régionaux. Forcément, lorsqu’on nous a proposé de diffuser un film parlant de ça, on a sauté sur l’occasion. 

Mais en dépit de son lien avec la région, le film est très peu conventionnel. Pourrait-il prendre de revers les spectateurs mal renseignés ? 

– L’intérêt peut malgré tout être là. Peut-être que même si le niveau technique s’éloigne du genre hollywoodien, les gens pourront faire un rapprochement de leur famille, grands-parents ou arrière-grands-parents avec les personnages du film. Une forme d’identification. 

Même si le film est de nature lente et atmosphérique ? 

– Difficile à dire. Les films contemplatifs comme celui-ci ont aussi leur intérêt et leur public. Ce sont aussi souvent de très belles œuvres. Pour « Unrueh », je pense que c’est vraiment la thématique qui attirera les spectateurs. Ensuite, libre à chacun d’avoir son propre avis sur la technique et la mise en scène. (lb)

« Unrueh » : une histoire de précision et d’anarchisme dans le vallon de Saint-Imier. (photo ldd)