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«Il faut tous se remettre en question»

Edition N°22 - 4 juin 2020

Anthony Hauser: «L’immunité collective ne sera pas atteinte avant que 50% à 60% de la population ait été infectée.» (photo ldd)

Après avoir répondu à nos questions dans notre édition du 8 avril, le prévôtois Anthony Hauser, qui effectue actuellement son doctorat en épidémiologie à l’Institut de médecine sociale et prévention (ISPM) à Berne, a accepté de donner sa perception de la pandémie sur la base des nouveaux éléments survenus depuis notre dernière prise de température.

– Anthony Hauser, par rapport aux autres pays d’Europe, est-il réaliste d’affirmer que la Suisse a fait figure de bon élève dans la gestion de la crise du coronavirus jusqu’ici?

C’est difficile de faire des comparaisons entre pays, car il y a beaucoup de différences entre eux, que ce soit démographique (la structure par âge de la population), ou à quels moments ils ont été touchés par l’épidémie. En Suisse, malgré un confinement moins strict que chez nos voisins, la courbe des nouveaux cas s’est rapidement aplatie. On peut donc dire qu’elle a globalement bien géré ces premières semaines d’épidémie. Néanmoins, la communication du Conseil fédéral, notamment concernant les masques, aurait pu être plus claire.

– On s’aperçoit aujourd’hui que l’immunité collective concerne finalement une plus faible partie de la population suisse que ne laissait présager les prévisions. Est-ce que cela vous étonne?

Une étude sérologique (étude testant la réponse immunitaire face au coronavirus parmi un groupe de personnes choisis au hasard) a estimé que 9.7% de personnes avaient été infectées par le SARS-CoV-2 dans le canton de Genève fin avril. Etant donné qu’à cette période le nombre de cas reporté à Genève représentait 1% de la population, cela suggère que seulement 1 personne infectée sur 10 était détectée. D’un autre côté, on peut aussi se dire que moins de 10% de personnes infectées à Genève, un des cantons les plus touchés, c’est peu, car l’immunité collective ne sera pas atteinte avant que 50% à 60% de la population ait été infectée.

– Quel regard portez-vous sur la stratégie de déconfinement progressif orchestré par le Conseil fédéral?

Le déconfinement en plusieurs étapes choisi par le Conseil fédéral permet tout d’abord d’avoir un contrôle sur l’épidémie, d’adapter (renforcer ou relâcher) les mesures de contrôle en fonction de l’évolution de la situation. Opter pour un déconfinement progressif permet aussi de lâcher un peu de lest, tout en invitant la population à rester prudente. Le virus ne disparaîtra pas d’un jour à l’autre, sa propagation a juste été ralentie par les mesures de contrôle.

– Le professeur Didier Raoult estime qu’il n’y aura pas de deuxième vague. Avez-vous la même perception de la situation que lui ?

Personnellement, j’ai arrêté de l’écouter. Dès le tout début de l’épidémie, il n’a cessé de minimiser son ampleur en affirmant notamment qu’il n’y aurait pas de première vague en France. On a tous vu le résultat. Par contre, des modèles mathématiques permettent d’évaluer les risques d’une deuxième vague. Ceci dépend essentiellement de deux paramètres. Premièrement, du comportement de la population et sa capacité à continuer sur la même voie, en limitant le nombre de contacts. Deuxièmement, de l’efficacité des systèmes de traçage des contacts de personnes infectées. Aussitôt qu’une personne est testée positive, le but est de tracer tous ses contacts, afin de les tester et éventuellement de les isoler.

– La prudence reste de mise en Suisse avec le maintien de la distanciation sociale et le lavage des mains comme mesures phares. Compte tenu de la chute vertigineuse des contaminations, n’avez-vous pas le sentiment qu’on entretient la psychose inutilement?

Non, c’est important de réaliser que l’épidémie peut très vite repartir. Et honnêtement, à l’exception de certains médias, je ne pense pas qu’on entretienne la psychose. Même si une personne infecte en moyenne deux à trois autres personnes, on a observé, dans certains pays, qu’un seul individu pouvait être à l’origine de dizaines d’infections, provoquant une flambée des cas difficile à contrôler.

– A l’exception de cas extrêmes, la Suisse a finalement pu éviter l’engorgement tant redouté dans les hôpitaux. A quoi faut-il l’attribuer?

Au début de l’épidémie, en mars, la Suisse a rapidement augmenté le nombre de tests effectués. Plus rapidement que nos voisins européens. Cela a permis d’identifier et d’isoler les nouveaux cas, et par conséquent casser la plupart des chaînes de transmission. Le fait que la densité des villes en Suisse est moins forte qu’en Europe a certainement aussi permis de ralentir la propagation du virus.

– Quels sont les principaux enseignements que vous tirez personnellement de cette crise sanitaire?

En tant qu’épidémiologiste, c’est une période très stimulante mais aussi très chargée. Contrairement à la période précédant l’épidémie, notre travail a des retombées directes et immédiates. On essaie d’être le plus clair et transparent possible, même si c’est parfois assez difficile. Je suis aussi toujours étonné du nombre de personnes préférant croire à certaines théories «complotistes» qu’au travail des scientifiques.

– Le Conseil fédéral n’a pas rendu le port du masque obligatoire malgré certaines pressions. Vous comprenez cette décision?

Cette décision a sans doute été motivée par le fait que lors des premières semaines de l’épidémie en Suisse, les masques étaient en quantité insuffisante. Cela n’est plus le cas actuellement. L’Espagne, par exemple, vient d’imposer le port du masque obligatoire dans les rues et d’autres pays vont sûrement suivre. Au vu de la situation actuelle en Suisse, le Conseil fédéral ne tient pas à imposer une telle contrainte, mais la question se posera inévitablement en cas de nouvelle vague.

– On a énormément évoqué les mesures de confinement strictes imposées aux personnes de 65 ans et plus en les mettant durablement à l’écart de la société. Peut-on parler de stigmatisation?

Je comprends que certaines personnes âgées peuvent se sentir mises de côté ou même stigmatisées. Néanmoins, on observe que les personnes âgées sont plus fortement touchées et, à mon avis, il est normal de chercher à les protéger. Avec mes collègues, nous avons estimé un taux de mortalité allant jusqu’à 20% parmi les personnes infectées de plus de 80 ans en Suisse, ce qui est énorme. Dans certains pays comme l’Italie ou l’Espagne, la saturation des services de réanimation était telle, que le personnel médical devait choisir quels patients traiter. Dans ce genre de cas, la priorité est donnée aux patients les plus jeunes. Heureusement, grâce au respect du confinement, les hôpitaux suisses n’ont pas été amenés à faire ce choix. Il faut donc bien comprendre que le but n’est pas d’isoler cette tranche de la population, mais de faire en sorte qu’ils reçoivent un traitement adéquat en cas de complication.

– Si vous ne deviez retenir qu’une phrase de cette crise sanitaire, laquelle prononceriez-vous?

Une remise en question de nous tous.

Propos recueillis
par Olivier Odiet

Anthony Hauser: «L’immunité collective ne sera pas atteinte avant que 50% à 60% de la population ait été infectée.» (photo ldd)