Portraits

« La vie ne m’a pas épargnée »

Edition N°17 – 1er mai 2024

Tina Latifi : « La solidarité, l’honnêteté, le travail… autant de valeurs inscrites comme dans le marbre chez nous. » (photo pad)

– Qu’est-ce qui a suscité votre vocation d’assistante sociale ?

Une vocation dépend du caractère et de la personnalité de quelqu’un, de ses aptitudes, mais je pense que le vécu de ma famille m’a imprégnée. Lorsque mes parents ont fui la guerre au Kosovo en 1991 pour s’installer à Moutier avec mes deux sœurs, ma mère était enceinte de moi. Mon frère est né plus tard. Je n’ai pas vécu la guerre mais j’en ai entendu parler dès mon plus jeune âge, d’autant plus que nous avons une nombreuse famille là-bas. Dès qu’ils le pouvaient, mes parents regardaient la télé pour apprendre ce qui se passait au pays et assistaient impuissants au déroulement du conflit. Et quand c’était l’heure des infos, il fallait se taire, regarder, écouter, ne pas fuir la réalité. Mon père était un patriote, il participait à des manifestations pacifistes au Kosovo et on l’a jeté en prison. Il était derrière les barreaux quand ma toute grande sœur est née.

– Ce climat d’angoisse à la maison habite toujours en vous ? 

Disons que ce genre de choses laisse des traces. Mes parents ont été profondément marqués par tous ces événements. En 1991, le choix de s’exiler était d’autant plus douloureux que mon père a dû abandonner ses études de juriste, et ma mère son métier de sage-femme. Ils avaient la trentaine, et ils ont dû recommencer leur vie à zéro en s’adaptant à une société très différente de la leur. Ils ne parlaient pas un mot de français. En quittant leur pays pour protéger leur famille, mes parents ont souffert d’une profonde culpabilité d’avoir laissé derrière eux les leurs. Durant des années, ils ont pris part à des actions humanitaires afin d’aider la population du Kosovo. Je pense que tout cela explique en grande partie ma vocation.

– A l’école, ici en Prévôté, vous sentiez-vous différente des autres enfants ?

Je ne me « sentais » pas différente. Je l’étais tout court. La vie ne m’a pas épargnée. A l’école, il y avait des profs qui accentuaient encore cette différence avec les autres enfants. C’était compliqué… Dès l’adolescence, en parallèle de l’école, je travaillais dans un bureau de tabac, le soir et le week-end, pour gagner un peu d’argent. J’ai travaillé dans un bistrot aussi. Etant une grande famille et mes parents n’ayant pas eu accès à des emplois avec de bonnes conditions, nous avons connu la précarité. En effet, j’étais différente parce que j’ai hérité des peurs et des angoisses liés à notre vécu migratoire et de précarité, beaucoup de tristesse. J’ai grandi plus vite que d’autres.

– Je suppose qu’il subsiste une grande complicité au sein de votre fratrie… 

Enorme, oui. Avec mes sœurs, nous sommes fusionnelles. Mais j’ajoute que nos parents nous ont aussi inculqué de profondes valeurs familiales. La solidarité, l’honnêteté, le travail… autant de valeurs inscrites comme dans le marbre chez nous.

– A quel moment de votre vie vous êtes-vous dit : je cherche quelque chose en adéquation avec qui je suis ?

Avant même l’adolescence, j’ai su que j’allais faire un métier qui me permette de venir en aide à autrui. Un jour, j’étais très jeune, mon père m’a dit : « Si lors d’une épreuve tu as un camarade de classe qui est paumé, aide-le. Mais ne te fais pas choper. » Lui-même a fait de la prison pour avoir été activiste politique lors de soulèvements du monde estudiantin kosovar. Pour cette raison, ma grande sœur porte un nom symbolisant cette résistance.  

– Quel est votre parcours professionnel ? 

A la base je suis éducatrice sociale. J’ai fait un Bachelor en travail social, mais en filière éducation – une voie d’études très proche de celle des assistantes et assistants sociaux. Au Service social régional de la Prévôté (SSRP), je suis assistante sociale et curatrice. Mais avant d’être engagée ici depuis octobre 2022, j’ai travaillé cinq ans dans le domaine de la psychiatrie, au sein d’une institution qui accueillait des gens souffrant de troubles psychiques. Et juste avant d’arriver au SSRP, j’ai travaillé six mois pour la section ukrainienne de l’Association Jurassienne d’Accueil des Migrants (AJAM). Comme je m’intéresse au domaine de la psychologie et à l’immigration, aux réfugiés politiques, j’estime retrouver cette hétérogénéité d’intervention au sein du SSRP. Le public accompagné est issu de toutes les couches sociales, pratique des professions diverses et est de nationalités différentes. Ce métier vous mène à toucher à tout. Vous aurez autant à faire à des migrants qu’à un médecin suisse, à un avocat ou à un notaire. 

– Si l’on devait trouver un dénominateur commun à tous ceux qui s’annoncent au service social, quel serait-il ? 

La honte d’être obligé de s’adresser à nous. On trouve cela chez quasiment tout le monde. Car qui pousse la porte d’un service social de son plein gré ? Oui, il y a des situations difficiles, des gens dans une grande détresse émotionnelle. Il arrive même que des moments de tensions aient lieu, et là, il faut savoir gérer avec sang-froid. Mais la grande majorité de ceux qui font appel à notre service expriment leur gratitude envers nous et la société. Alors je mets un point d’honneur à déconstruire cette honte, afin que personne ne se sente jugé.

– Quelles sont les vertus dont il faut disposer pour être assistant social ? 

Un sens aigu de l’organisation. Savoir écouter et ne jamais se prendre pour un « sauveur ». Etre indulgent avec les autres, mais très exigeant avec soi-même. L’humilité aussi : il ne faut pas oublier que ce qui est arrivé à l’autre peut très bien vous arriver. Et puis, en rentrant chez soi, être capable de déposer devant la porte ce que l’on a vécu et entendu durant la journée… En ce qui me concerne, ce détachement est difficile à réaliser, car c’est un travail passionnant, qui demande une grande implication. Heureusement, mon compagnon Arnaud, d’un calme imperturbable, est là pour me soutenir dans ce retour à ma sphère privée.

Propos recueillis
par Pablo Davila 

Tina Latifi : « La solidarité, l’honnêteté, le travail… autant de valeurs inscrites comme dans le marbre chez nous. » (photo pad)