Peut-être vous souvenez-vous de sa petite silhouette levant le pouce au bord de la route pour quérir l’attention d’un automobiliste qui l’amènera à bon port. Bref, Edmond Gigandet faisait régulièrement de l’auto-stop il y a peu encore, car il n’a jamais eu de voiture. Grand-papa un peu vouté mais d’allure dynamique, ce sympathique personnage vient de fêter ses 100 ans au home de l’Oréade, où il séjourne depuis trois ans. Il a dû, bien à regret, quitter sa maison de Bévilard pour couler des jours plus tranquilles et en toute sécurité dans le home prévôtois. C’est bien mieux pour lui, affirme sa famille.
L’œil vif, la tchatche alerte, le cheveu rare, impeccablement rasé et la moustache bien taillée, Edmond Gigandet nous reçoit en sirotant une bière et en jetant un sort à un paquet de petits beurres. Il est intarissable à chaque question posée et en rajoute de long en large. Il doit avoir été vacciné avec une aiguille de gramophone! Ayant toute sa tête, on a de la peine à croire qu’il a déjà vécu un siècle.
Des Franches à la Vallée
Le 18 septembre 1920 à midi, aux Vacheries des Genevez, naissait un petit homme qui traversera les décennies avec bonhomie et audace. Car il en fallait, de l’audace, pour affronter les vicissitudes de la vie à cette époque. Issu d’une fratrie de cinq garçons et deux filles, Edmond fit ses classes au Prédame et aux Genevez, puis enchaîna avec une maturité latin-grec à St-Maurice. Les Gigandet, originaire des Genevez, se reconnaissent au travers de surnoms, d’espèces de castes, comme les Picou, les Boudou ou encore les Djougais (joyeux), pour la famille d’Edmond. Il ne fut pas épargné par les soucis, perdant sa maman alors qu’il était âgé de 8 ans et son papa, qui s’était remarié à 20 ans. C’est pour ça qu’il n’a pas pu continuer ses études, endossant une dette de cinq mille francs laissée par le paternel qu’il s’engagea à rembourser. Une fameuse somme, à l’époque. Il accomplit alors un apprentissage de mécanicien à la Schaublin de Bévilard et suivit des cours de perfectionnement à St-Imier. Il fit également quelques stages à Paris pour «se familiariser avec les systèmes de freinage des voitures», précise-t-il. Entre-temps, il fit aussi 1218 jours de mobilisation durant la dernière guerre. Il passera toute sa vie professionnelle à Bévilard, dont plus de 40 ans à l’Helios.
Une belle et grande famille
La légende prétend qu’il y a incompatibilité entre les Dgenvézais (habitant des Genevez) qui ne doivent pas prendre femme chez leurs proches voisins les Djoulais (habitants de Lajoux). Edmond fera mentir le dicton en épousant une de ses ressortissantes, Marie-Rose Humair, une fille des 17 enfants que comptait la fratrie. Précisons tout de même qu’ils se sont rencontrés à Bévilard! De cette union naîtront 8 enfants, qui leur donneront 14 petits-enfants et 11 arrière-petits-enfants.
Le logement de Bévilard se révéla rapidement trop petit pour abriter la tribu et le couple décida de construire une maison. Devis: Fr. 40’000.-. Edmond y apporta une grosse contribution en réalisant lui- même toutes les fondations. Quand elle fut sous toit et le déménagement effectué, il manquait juste la porte d’entrée. Qu’importe! Un samedi, le couple enfourcha ses vélos et s’en alla danser à Tavannes, avec 4 enfants qui dormaient dans leurs chambres! Des anecdotes, il y en aurait des pages à raconter, telle que celle de la fille aînée qui regardait les photos du mariage : «Maman, c’est pas neuf mois pour avoir un bébé ? Vous vous êtes mariés au mois de septembre et je suis née en janvier». Réponse de Marie-Rose : «Range ces photos et va t’occuper des petits» ! Ou alors : «On ne pourrait pas acheter une voiture» ? Réponse du père : «Oui, une Wisa-Gloria (marque de poussette)», qui annonçait la venue du prochain enfant. L’éducation des enfants était très stricte et à l’ancienne. Tous les samedis, c’était corvée de bois, bois qu’il fallait payer bien sûr pour chauffer l’hôta (maison), puis le mazout est devenu meilleur marché et on l’installa. Pas de vacances non plus jusqu’à ce qu’on leur offre, en 1964, une quinzaine de jours à Albonago, au Mont Brè, dans le village de vacances Reka. Et pour les enfants, pas question d’aller travailler en usine pour gagner tout de suite de l’argent à la sortie de l’école. Edmond avait à cœur que chacun ait un métier, ce qui semble plutôt bien réussi !
Retraite active
Edmond a toujours été dans la vie active et associative. Il fut capitaine des pompiers, responsable du bureau de la caisse maladie, président de paroisse, membre de la Ste-Cécile et de la construction de l’église, militant jurassien de la première heure et opposant à la place d’armes des Franches-Montagnes, ainsi que proche des affaires communales. Une fois les enfants hors de la coquille, il a, avec Marie-Rose, beaucoup voyagé en car, visitant l’Italie, l’Espagne et de nombreux coins en Suisse qu’il avait notamment connus avec la mob. Ils furent aussi des marcheurs invétérés et découvrirent toutes les vallées du Valais ou ils se rendaient chez leur fille, à Glovelier, à pied, en passant par les montagnes. Son entregent et son bagout lui amenèrent bien des sympathies partout où il passait. L’entretien de la maison l’occupait passablement avec les 1 200 m2 de terrain qu’il fauchait à la main, à la faux. Il a aussi toujours eu des lapins pour nourrir la famille. Enfin, il vécut seul dans sa grande maison, après le décès de son épouse en 2011, jusqu’en 2017 où, après quelques solides gamelles, ses enfants lui conseillèrent d’entrer au home.
Centenaire et bien fêté
Insatiable, Edmond Gigandet avait émis le vœu de passer huit jours à Paris pour fêter ses cent ans (peut-être que secrètement, il rêvait de faire le voyage en auto-stop) ! Alors l’équipe de l’Oréade lui prépara une belle fête dont il se souviendra, avec des affiches de la capitale française un peu partout, les animatrices habillées genre french-cancan et toute l’ambiance parigote de circonstance. Les autorités de Moutier et de Valbirse étaient aussi présentes pour apporter leurs messages de félicitations et bons vœux auxquels nous nous joignons aussi. «Potche te bïn Edmond» !
Claude Gigandet
