Actualités, Culture

Une activité qui porte ses fruits

Edition N°5 – 10 février 2021

Arold Juillerat et Bertrand Saucy : une complicité qui coule de source. (photo pn)

La distillation est une activité rare, souvent méconnue, entourée de mystères, de légendes parfois sulfureuses et souvent savoureuses. Un jeu du chat et de la souris entre une régie des alcools implacable et quelques distillateurs à l’honnêteté vacillante peuple l’imaginaire populaire.

De cela, il n’en est rien à Sornetan. Du moins pour ce qui est du volet répréhensible de l’activité. A entendre Arold Juillerat de Monible et Bertand Saucy de Lajoux, deux distillateurs bénévoles, passionnés et habilités à produire de l’eau-de-vie dans les installations de la Société d’Arboriculture du Petit-Val, ce serait manquer de respect envers eux-mêmes et surtout envers les personnes qui les ont soutenus dans leur projet visant à conserver une tradition et un savoir-faire ancestral en installant une nouvelle distillerie dans ce coin de terre où vergers et distillation faisaient partie du paysage aussi loin que s’en souviennent les personnes âgées.

Jusqu’à la fin des années nonante, la distillation dans le Petit-Val et la Courtine de Bellelay se pratiquait à domicile, chez les particuliers qui empruntaient un alambic ambulant déposé à Châtelat. Nombreux sont ceux qui dans leur enfance ont observé et accompagné un parent, un grand-père ou un père distillant les fruits récoltés de leurs vergers, qui n’étaient pas réservés aux tartes, confitures et autres conserves. Ces moments insolites et quelque peu mystérieux vécus dans un laboratoire improvisé à l’atmosphère chaude et lourde de senteurs diverses ne manquaient pas d’impressionner les esprits.

Cette pratique ne permettait pas toujours un contrôle efficace.

Un grand-père qui distillait jour et nuit durant le temps où il disposait de l’alambic remplissait un formulaire pour la Régie fédérale des alcools (RFA). Questionné par son petit-fils âgé d’une dizaine d’années, il lui dit: « Tu sais, les contrôleurs de la Régie des alcools ne sont pas sots. Ce sont des gens intelligents. Il faut donc être honnête. Tout ce qui est distillé la journée doit être déclaré. Ce qui coule la nuit… c’est autre chose. »

Une distillerie « soutenue » par la Régie fédérale des alcools

L’alambic ambulant étant destiné à disparaître, une solution devait être trouvée au maintien d’une activité de distillation légale, respectueuse d’une habitude bien ancrée dans le Petit-Val avec ses villages et ses vergers traditionnels.

Paradoxalement, c’est de la RFA créée en 1887 que viendra l’impulsion et une partie de la solution.

Durant plus d’un siècle où la RFA s’est consacrée à la lutte contre l’alcoolisme, répondant en cela à une vision hygiéniste et moralisatrice de la société, elle n’a cessé de rechercher et détruire plus de 30’000 alambics, ainsi que d’encourager l’abattage et la destruction de dizaines de milliers d’arbres fruitiers. Cela jusqu’à impacter profondément le paysage et la biodiversité de nos villages et campagnes au point d’alerter les milieux du patrimoine bâti et naturel.

Avec le temps, les mentalités ont changé. La lutte contre l’alcoolisme s’est diversifiée, s’ouvrant à d’autres paramètres. Les vergers à haute tige ont retrouvé grâce aux yeux des autorités pour le plus grand bonheur des défenseurs de la natures et du patrimoine. C’est dans cet esprit que deux responsables de la RFA ont pris langue avec la Société d’Arboriculture du Petit-Val présidée par Arold Juillerat et comptant dans ses membres Bertrand Saucy pour trouver une solution au maintien d’une activité de distillation qui allait disparaître.

Les souvenirs d’enfance de Bertrand et Arold ont immédiatement été ravivés. Ni une ni deux, ils constituent un groupe de travail. Le premier s’engage aussitôt à suivre les cours à Changins pour obtenir les autorisations et habilitations indispensables à la pratique de la distillation. Le second va se former du côté de Courtemelon. Après bien des recherches, du temps sans compter, de l’énergie dépensée, des conseils avisés entendus et des réflexions bien menées, le projet prend forme. Un lieu d’implantation à Sornetan est mis à disposition par l’épouse de Bertrand. Le financement assuré dans son entier par des subventions et des souscriptions permet le choix d’un alambic fabriqué en Allemagne. Ainsi présenté, le projet associatif de la création d’une distillerie est accepté par les membres de la Société d’Arboriculture ajoutant à son actif un nouveau volet d’activité qui ne doit en rien grever ses finances. Chaque année, plusieurs membres de la société participent à la découpe et à l’entreposage du bois de chauffage remis gratuitement par la commune.

Une passion et une qualité quasi professionnelle

En 2009, un premier alambic d’une capacité de 140 litres est mis en activité. Un plus petit de 38 litres le rejoint plus tard, réservé à la distillation de petites quantités, souvent des spécialités. Depuis, Arold et Bertrand ont passé et passent beaucoup de leur temps libre à Sornetan. Une activité chronophage qui n’entame en rien leur enthousiasme et leur passion. Les années se succédant, la question de la relève pointe le bout de son nez. C’est en amateurs éclairés et compétents qu’ils distillent à façon (c’est-à-dire pour autrui) des eaux-de-vie de qualité. Si Arold, aujourd’hui retraité, dispose de plus de temps, Bertrand exerce à plein temps la profession d’infirmier. Sans entrer dans les détails, sa curiosité naturelle l’a conduit à s’intéresser à de multiples domaines et activités qui l’ont mené aujourd’hui à l’apiculture et la distillation en passant par la musique ou le pilotage d’avion qu’il a abandonné après dix ans de pratique.

Enfant du Petit-Val, Arold a quitté sa région le temps d’un apprentissage d’horticulteur-paysagiste pour revenir travailler à la clinique de Bellelay durant quatre ans comme chauffeur/ aide-infirmier puis jusqu’à sa retraite à l’entretien des jardins et alentours. Membre fondateur et président de la société d’Arboriculture du Petit-Val depuis plus de trente ans il a longtemps été actif dans la vie politique et associative locale. Les vergers, il connaît. Si le produit fini qu’est l’eau-de-vie est l’aboutissement d’un processus, sa qualité commence bien en amont du tonneau et de la distillation. Le choix des essences, l’endroit de leur plantation, la taille, les soins à apporter, la météo, les insectes, etc., nombreux sont les paramètres à prendre en compte, sans compter une récolte minutieuse et une hygiène à respecter. La distillation commence chez le client par un bon conditionnement des fruits parvenus à maturité. Rien ne sert de remplir des tonneaux avec des fruits pas mûrs. Une récolte abondante n’est pas garante de quantité. Un arbre surchargé produit certes beaucoup de fruits, mais ceux-ci sont souvent peu sucrés. Or c’est le sucre qui est transformé en alcool. Si pour certains tout ce qui entre dans le tonneau peut se distiller, « ce n’est pas vrai », affirme Bertrand Saucy. Il arrive de devoir jeter le contenu sans même le distiller. Et c’est là qu’il faut faire preuve d’entregent et de pédagogie. Car le client accorde beaucoup d’importance à sa récolte et ses attentes peuvent être déçues.Chaque produit à distiller qu’il soit fruit, racine, céréale ou autre, réagit autrement et requiert des connaissances, une attention et un suivi différents. La cerise, par exemple, mousse énormément. Une fausse appréciation ou une température inadaptée gâte le produit.

Un lieu particulier ?

Dans l’imaginaire collectif la distillation est souvent associée à un art, un mystère qui touche à l’alchimie.

Bien qu’ils s’en défendent et à écouter Arold Juillerat et Bertrand Saucy parler de leur activité, la distillation va bien au-delà de la chimie et de la physique.

Entrer dans une distillerie telle que la leur, c’est pénétrer dans un lieu à part où il est question de savoir faire, certes. De science, tout s’explique. De métier, il n’est pas reconnu. D’état d’esprit, certainement. De passion, assurément.

Un lieu où le temps n’est pas dicté par l’horloge, mais par un processus chaque fois différent. Un temps d’incertitude, de doute et de surprise, suspendu à l’apparition de la première goutte. Un moment d’émotion à chaque fois où le soulagement heureusement prévaut la plupart du temps. Le processus est lancé. Ça fonctionne ! Reste à lever un dernier doute quant à la qualité du produit. Est-il probant? Ouf !

Que de science ou de mystère… à vous d’en juger.

Patrice Neuenschwander

Arold Juillerat et Bertrand Saucy : une complicité qui coule de source. (photo pn)