Portraits

L’occasion de grandir intérieurement

Edition N°21 – 1 juin 2022

Chez Carmelle, de nombreux tableaux évoquent son pays d’origine. (photo ca)

Le neuvième épisode de notre série consacrée à de personnalités de 65 ans et plus est dédié à Carmelle Dupont-Rérat qui profite de sa retraite pour réaliser ses rêves de petite fille : la danse et la musique.    

Toute menue, souriante, élégante, Carmelle connaît tout le monde à Moutier (ou presque). Impossible de faire deux pas en ville sans qu’elle échange un bonjour et quelques mots avec l’un ou l’autre des passants !

Arrivée de Haïti en Prévôté via Chicago, New-York et Porrentruy dans les années 1980, elle travaille d’abord comme infirmière à l’Hôpital de Moutier, ensuite aux soins à domicile toujours à Moutier, puis au Foyer de jour à Reconvilier et enfin comme enseignante-assistante à l’Ecole de soins infirmiers à Delémont, avant de prendre une retraite anticipée (et soigneusement préparée) à 62 ans.

Carmelle, y a-t-il une vie après la retraite ? « Oh oui ! » La réponse fuse spontanément. « C’est l’occasion de restructurer son temps, de faire de nouveaux projets de vie, de resserrer ses liens avec la famille et les amis et de grandir intérieurement. Elle ajoute : « La retraite m’a permis aussi de faire enfin ce dont j’avais envie depuis toute petite : de la danse et de la musique. »

Une enfance studieuse

Jeanne Andrée Marie-Carmelle naît le 23 novembre 1943 aux Cayes, à Haïti, la troisième ville du pays. Son père est modiste (il fabrique des chapeaux) et tailleur, et sa mère est couturière. Mariés sur le tard, ils auront deux filles, Carmelle et sa petite sœur Michelle, à qui ils dispenseront une éducation très stricte : « Nous devions passer tout notre temps à étudier, même pendant les vacances. Il était hors de question de jouer d’un instrument de musique ou d’aller danser ! » Petite fille, elle se plie si bien à la discipline qu’elle rêve de devenir religieuse. « Je voulais devenir carmélite. Mais ma mère, qui pourtant allait à la messe tous les jours, me l’a interdit. Les carmélites sont coupées du monde et elle ne voulait pas me perdre. » Alors Carmelle opte pour des études d’infirmière qu’elle réussit brillamment. Et qui lui ouvriront les portes du monde.

Fuir Haïti et la dictature

En 1957, François Duvalier devient président et règne par la terreur avec sa milice privée, les tristement célèbres Tontons Macoutes. Arrestations arbitraires, assassinats, disparitions sont le lot quotidien de tous les Haïtiens considérés comme gênants par le pouvoir. Son fils Claude Duvalier (Baby Doc), qui lui succèdera sans passer par les urnes en 1971, usera des mêmes méthodes. « Un de mes oncles, tailleur comme mon papa, a été assassiné parce qu’il avait reçu des commandes du candidat opposé à François Duvalier durant la campagne électorale pour la présidence », confie Carmelle. « Une de mes tantes, totalement apolitique, qui travaillait comme gouvernante dans un pensionnat de jeunes filles, a été emmenée par les Tontons Macoutes parce que la directrice du pensionnat était opposée à Duvalier. On ne l’a jamais retrouvée. »

Diplôme en poche, Carmelle ne songe plus qu’à fuir. Elle obtient un contrat avec un hôpital de Chicago, aux Etats-Unis, mais le plus dur reste à faire : sortir du pays. « C’était interdit pour les Haïtiens qualifiés de quitter le territoire. Je risquais la prison avec ce que cela comporte : viol, disparition, assassinat… » La jeune fille sage et bien élevée rassemble tout son courage et réussit à soudoyer un haut fonctionnaire de l’aéroport. En janvier 1971 elle, qui n’avait jamais voyagé, embarque sur un vol Pan Am en direction de Miami avant de poursuivre sa route pour Chicago.

Racisme et violence

Carmelle, qui ne parle pas un mot d’anglais, doit faire valider ses diplômes pour passer d’aide-soignante au statut d’infirmière. Moins de deux ans plus tard elle maitrise la langue de Shakespeare et réussit brillamment son examen d’équivalence. Mais elle a du mal à s’acclimater à Chicago : « C’est une ville dangereuse. Et puis je souffrais du racisme ambiant. » Elle trouve un travail à New York, aux urgences, le travail est éprouvant et l’ambiance n’est pas meilleure. Elle croit pourtant pouvoir y faire sa vie quand elle rencontre un Haïtien de son ancien quartier aux Cayes. Ils se marient, auront un fils. Mais le mariage périclite. Elle se retrouve seule avec la garde de son fils. Il n’y a plus aucune raison de rester à New York.

« Quand on n’est pas chez soi, on se fait tout petit »

Alors qu’elle effectue les démarches pour partir au Canada, une de ses amies, Haïtienne et infirmière comme elle vient lui rendre visite. A New York. Elle travaille à Porrentruy et y est très heureuse. Elle revient en Suisse munie du CV et de la copie des diplômes de Carmelle. Trois semaines plus tard, elle signe un contrat de travail avec l’Hôpital de Porrentruy. Arrivée dans le Jura, c’est le choc : après New York, Porrentruy est si petit… Ici elle n’a pas le problème de la langue, les Haïtiens sont francophones, mais elle se rend compte que les méthodes sont encore archaïques, comparées à ce qui se pratique aux USA. Simple infirmière et de plus étrangère, elle n’ose pas contester la pratique des médecins locaux. « Quand on n’est pas chez soi, on se fait tout petit. »

Le bonheur à Moutier

Ses amies haïtiennes s’en allant les unes après les autres travailler dans toute la Suisse romande, elle se retrouve bientôt isolée à Porrentruy et postule à l’Hôpital de Moutier qui compte une petite communauté de son pays. Là encore, au vu de ses qualifications, elle est immédiatement engagée. Mais les horaires sont chargés et irréguliers et son fils reste souvent seul à la maison. C’est pourquoi elle postule aux soins à domicile, qui à l’époque étaient gérés par l’Eglise catholique. Une postulation qui changera sa vie. Elle fait la connaissance d’André Rérat, vice-président (bénévole) des soins à domicile. Administrateur postal à Moutier, il est veuf. Elle est divorcée. « C’était un homme profondément catholique et qui avait un grand sens de la justice et de la famille. » Des valeurs qu’elle partage pleinement. Ils se marient et vivent infiniment heureux ensemble durant plus de trente ans, jusqu’à son décès, le 11 octobre 2020. Un choc dont elle n’est pas encore remise.

Une riche fin de carrière

Jeune épousée, elle continue à travailler et change même deux fois d’orientation. Elle travaille quelques années au Foyer de jour de La Colline, à Reconvilier, et, à la veille de ses 60 ans, se reconvertit dans l’enseignement. Là encore, elle doit refaire une formation, en pédagogie cette fois, pour pouvoir enseigner à l’Ecole de soins infirmiers à Delémont. « J’étais très heureuse de pouvoir transmettre un peu de ma longue expérience à ces jeunes apprenties », confie-t-elle.

Puis à 62 ans, elle décide de prendre une retraite anticipée. « Mon mari avait onze ans de plus que moi et il était seul à la maison. » Mais, sa retraite, elle la prépare mûrement. Et si elle lui permet d’être plus souvent à la maison et de voyager plus librement avec son mari, ce n’est pas une retraite inactive. « J’ai fait beaucoup de bénévolat, aux Magasins du Monde, à l’AVIVO Delémont (association pour la défense des retraités) et aux homes de l’Oréade et des Aliziers. Et puis je me suis fait plaisir aussi : je me suis mise à la danse (je suis une des doyennes du cours de Zumba de Michèle Blaser), je vais à la gym chaque semaine, je pratique le piano et je chante dans le Chœur Sainte-Cécile. » Des rêves de petite fille qu’elle peut enfin réaliser !

Claudine Assad

Chez Carmelle, de nombreux tableaux évoquent son pays d’origine. (photo ca)